La Conjoncture (12) par Gérard Petiot
Histoire d'une expatriation
par Gérard Petiot
Douxième épisode: La Conjoncture
Donc, nous apprenons par le journal que le barrage de Kossou est vide.
L'article annonçait dans la foulée de probables rationnements en électricité. Probables mon œil, on allait salement dérouiller.
Le plan de rationnement, a été aussitôt mis en place par quartiers et priorités (résidentiel, industriel, commercial, le port, l'aéroport, grands hôtels, etc.) et pas des petites économies de bout de chandelle, hein! Pour notre quartier, on nous a carrément coupé le courant de 19 heures à 06:00 tous les jours. Et quand il s'est avéré que ce n'était pas suffisant parfois pendant des weekend entiers! Je ne vous raconte pas la misère qui s'est installée dans les frigos et congélateurs. Et il a fallu faire dîner les gens aux chandelles, je sais c'est très romantique, mais dans une pièce fermée sans climatisation avec 30℃ dehors, ce l'est moins. La fondue chinoise avec son fourneau de charbon de bois sur la table est devenu moins populaire, évidemment et on servait du Beaujolais tiède.
Apparté: Paul Bocuse était venu un jour nous faire déguster le Beaujolais nouveau à l'Hôtel Ivoire. Je l'ai rencontré et c'est lui qui m'a confirmé qu'il était préférable de servir le Beaujolais rafraîchi, ce que nous faisions naturellement vu le climat.
Par contre, les commerces qui ont explosé leurs chiffres d'affaires furent les marchands de groupes électrogènes. Bien entendu les prix de ces appareils aussi ont grimpé en flèche. On n'a pas pu suivre parce que pour un restaurant, il aurait fallu un gros bouzin très cher. En outre, c'est très bruyant et ça pue.
Mais que s'était-il passé pour que la retenue d'eau se vide comme ça?
Plusieurs facteurs se sont conjugués: une trop longue sécheresse, une retenue pas suffisamment profonde et trop étalée en surface, mais aussi trop de prélèvements à destination agricole.
Ce lac artificiel avait été créé au nord de Yamoussoukro village natal du Président qui en avait profité pour développer d'immenses plantations privées sur le pourtour du lac, devenu son patrimoine après avoir viré les paysans de la vallée avant la mise en eau du barrage. Et il faisait comme les shadocks, il pompait, pompait sans cesse pour arroser et irriguer, produire plus et gané beaucoup l'arzent. C'était son village natal, il était le boss, charité bien ordonnée commence d'abord par soi-même dit-on.
D'autre part, cette retenue avait été conçue en dépit des études hydrologiques qu'un hydrologue français de mes amis avait menées parallèlement à l'élaboration du projet. Ce dernier avait prévu et averti dans un rapport technique qu'en cas de sécheresse prolongée dans le nord, le fleuve Bandama n'approvisionnerait pas suffisamment le lac, étant donné que l'évaporation serait favorisée par l'immensité de la surface d'eau et une profondeur insuffisante. Les décideurs ne l'ont pas écouté.
Et comme les Shadocks n'arrêtaient pas de pomper sans vergogne, ce qui devait arriver arriva et on allait tous plonger, si j'ose dire.
Malheureusement, les rationnement inévitables en énergie électrique ont perduré, entrainant une déconfiture économique sans précédent, et au boum a succédé le badaboum... Faillites en rafales, usines fermées, entrepreneurs qui se tiraient en abandonnant tout sur place, et la plaie de l'insécurité a gangrené les grandes villes, les rues n'étaient plus éclairées, les automobilistes se faisaient braquer à main armée la nuit, les restaurants et bars étaient braqués, ainsi que les banque à un rythme alarmant, en gros une banque par semaine y avait droit. Chacun attendait son tour dans l'angoisse.
Pour défendre leur réputation, les Ivoiriens nous disaient: «Il n'y a pas de voleurs en codivoir, seulement des gens qui se débrouillent... ».
Alors la fréquentation des bars, restaurants, cinémas a baissé parce que les Français ruinés ou cambriolés, écœurés s'en allaient. Notre clientèle partait, tout simplement.
Pour vous aider à comprendre l'ambiance, voici deux exemples que j'ai vécus:
Un dimanche matin au départ des bateaux pour la pêche, un copain nous a raconté ce qui était arrivé chez lui juste avant de venir nous voir. Il était assis sur la cuvette des toilettes, quand un Africain a surgit et lui a braqué un pétard sous le nez: « bouge pas! » Et pendant ce temps là, des comparses tenaient sa femme et une amie sous la menace de leurs armes et dévalisaient tranquillement la maison. Ils ont chargé leur butin dans la voiture de la femme qui s'apprêtait à sortir et sont partis avec la voiture pleine. Par chance cette fois là il n'y a pas eu d'effusion de sang ni de viol ni de coups.
Mais parfois ça tournait mal...
Un vieil ami de 75 ans, le Père Joseph que je fréquentais comme radio-amateur était « Père Blanc » et s'occupait des pauvres. Il était dans un petit restaurant un soir avec des amis Ivoiriens dans le misérable quartier de Treichville. Des salopard ont fait irruption l'arme au poing. L'un d'eux voyant le Père Blanc lui a demandé les clés de sa voiture. Joseph a refusé, le malfrat a levé son arme vers lui, à sa table, un ami a crié « Non! Pas lui, c'est ... » trop tard, tué net.
Je situe ces événement entre 1983 et 1985. Période pendant laquelle environ 30 000 Français on quitté la Côte d'Ivoire en silence, le silence des média je veux dire.
Ils ne savaient pas peut-être les médias qu'on étaient tous là comme des andouilles ridicules avec notre petit drapeau bleu blanc rouge à la main à essayer de développer ce fichu pays qui en avait bien besoin. On n'y pense pas, mais ces cinquante mille français qui vivaient en se débrouillant tout seuls là-bas, ça créait beaucoup d'emplois chez les locaux et en même temps ça faisait autant de chômeurs de moins en France, non? Et tant d'autres expatriés ailleurs à travers le monde. Il y avait là des bouchers, des charcutiers, des boulangers, des plombiers, menuisiers, architectes, avocats, marins, bistrots, cuisiniers, médecins, chirurgiens, enseignants, commerçants, comptables, artistes, imprimeurs, dentistes, et plein de coetera et quelques ratons laveurs, peut-être. Et tous ces gens là, non seulement ils faisaient leur boulot, mais en plus, ils l'enseignaient aux locaux qui voulaient bien apprendre un métier pour ensuite prendre leur envol.
On aurait peut-être dû occuper des églises, manifester dans la rue, faire des conférences de presse pour alerter le monde de notre détresse. Comme en France, tu sais, tu ramasses une prune, hop conférence de presse, tous les médias accourent pour pleurer sur ton sort, analyser la situation, stigmatiser la police, envoyer des avertissements au gouvernement, etc.
Que nenni, là-bas, pas question de bouger le petit doigt, l'étranger se faisait discret, pas d'ingérence dans les affaires d'un pays souverain (sic) et la police y était très sévère c'est le moins qu'on puisse dire et coûteuse avec ça! Chaque fois qu'on était arrêté à un contrôle de police sans motif, valait mieux avoir un billet de 1000 CFA glissé par hasard dans le permis de conduire pour avoir la paix et la route... et les prisons, vaut mieux pas en parler. T'est pas content, pas d'accord? Alors « quittez là , fout ton camp chez toi ».
On y songeait.
On n'étaient pas venus là « que pour sucer de la Nivaquine ». (*)
Retrouvons le sourire un instant. A cette époque, les médias locaux ne cessaient de nous bassiner d'un mot resté inconnu jusque là dans ce pays pendant le boum Ivoirien: la CONJONCTURE. Ils en usaient et en abusaient à tire larigot. Tout était de la faute de la conjoncture. Quelque chose allait mal, c'était la conjoncture, le riz était trop cher, les salaires trop bas, c'était la conjoncture.
Alors, un nouveau mot est né:
Un jour, un employé vient me voir au bureau et me dit : « Ah! Patron, faut m'aider, j'ai besoin d'une avance, je suis trop conjoncturé... » et voilà comment naissent les mots nouveau, c'est une question de conjoncture! Et c'est resté dans le vocabulaire, comme le poulet bicyclette et l'avion ventilateur.
J'allais oublier une des plus fleuries des expressions francophones de là-bas: Les demoiselles qui faisaient commerce de leurs charmes disaient en toute simplicité qu'elles faisaient « boutique mon cul...». Elles aussi sont vite devenues conjoncturées, les pauvres, y avait plus l'arzen nulle part. Comme le chantait Brassens, « pas d'argent pas de cuisse ».
Parenthèse.
Puisqu'on en est à parler de mots, je me permet de vous recommander deux ouvrages agréables à lire pour découvrir la vie en Afrique de l'ouest dans les années 50-60:
- Aziza de Niamkoko, le premier qui le trouve m'en prend un exemplaire, merci. C'est un roman.
- L'avion du blanc (de Jean-Claude Brouillet), même chose. C'est l'histoire d'une vie au Gabon.
Alors d'une vie de travail et de loisirs (Ah ben si, quand même, un peu!) dans un pays potentiellement riche, on est passés à une phase de survie et de trouille dans le même pays devenu chaotique. C'était pas la faute de la politique, ni d'une mauvaise gestion, non, c'était la conjoncture.
C'est comme maintenant, c'est le bordel, la curée, (la crise qu'ils disent) c'est la faute à personne, c'est le marché...
Donc, forcés par la fameuse conjoncture, nous avons comme les autres cherché une échappatoire avant de devenir conjoncturés avec un compte commercial qui penchait vers le rouge. Car si nous devions partir, il était hors de question de laisser des dettes derrière nous.
Je cherchais de mon côté et Min a diffusé son CV en France et ailleurs dans le monde puis elle a attendu patiemment les accusés de réception.
Et un beau jour, elle a reçu une proposition de l'université de Nairobi, au Kenya. Ça demandait réflexion, mais il fallait faire vite. Il était temps de fermer la page ivoirienne avant que ça ne devienne pire, ce qui est arrivé plus tard sous forme de guerre civile comme vous le savez.
Nous étions alors en 1985.
Je précise la date, quelques lecteurs ayant remarqué quelques imprécision dans la chronologie de mon histoire. J'ai toujours été très nul en histoire (au bac j'ai rendu une copie blanche en histoire...) ma mémoire étant quelque peu fâchée avec les chiffres en général et les dates en particulier. Je m'en tiens plus volontiers à relater les évènements, les souvenirs et surtout les émotions qui m'ont marqué et qui maintenant m'arrivent dans le désordre. Je pourrais feuilleter quelques paperasses pour trouver des dates précises, mais quelle barbe!
Quand on a fermé notre petit restaurant, fin 85 on a mis douze employés au chômage, dix Burkinabés et deux Ivoiriens. Grande tristesse.
Chaque famille française qui partait laissait au tapis une moyenne de un a trois employés de maison (chauffeurs, gardiens, cuisiniers, femmes de ménage, jardiniers, etc.).
Afin de mettre les pendules à l'heure et gommer les idées toutes faites qui stagnent dans l'esprit des Français de métropole, je précise que ces employés n'étaient pas des esclaves; ils étaient sous contrat, rémunérés selon et/ou au-dessus des barèmes établis par le ministère du travail, et employés conformément à la législation en vigueur avec congés payés, assurance maladie payée par l'employeur, heures supplémentaires, etc.
Les employeurs qui ne respectaient pas ces règles de base allaient au-devant de gros ennuis, naturellement.
Nous avons connu une dame qui avait omis de mentionner dans un contrat que son employé de maison travaillait à mi-temps. Le monsieur était très gentil et très fidèle, nous répétait-elle, tu parles il attendait son heure. Quand avant de partir elle l'a licencié, il a déposé une plainte à l'inspection du travail et a obtenu gain de cause. Il a fallu à cette dame débourser plusieurs années de compensation pour les demi journées « dues » qu'il n'avait pas faites... Dur, dur.
Dans les entreprises industrielles, les dégâts furent considérables.
Le chômage croissant la criminalité faisait de même.
Bon, je fais une pose.
Dans ce qui va suivre, je vous rapporterai comment on a quitté la RCI et comment on est arrivés au Kenya.
Bienvenu dans la foire aux questions et commentaires. Et merci pour vos encouragements.
Faut-il que je vous aime pour vous raconter tout ça!
(*) Nivaquine: comprimé antipaludique préventif de l'époque. C'était horriblement amère quand ça touchait la langue, on le pinçait entre deux incisives et hop on le faisait passer rapidement avec un peu d'eau. Il fallait en prendre un comprimé chaque matin, c'était placé sur la table du petit-déjeuner pour ne pas l'oublier.
On le donnait aux bébés sous forme de sirop, c'est ainsi que j'ai appris par un pédiatre que les bébés n'ont pas les papilles de l'amertume développées (j'ai oublié jusqu'à quel âge). Bien que ce soit infecte les petits l'absorbent sans problème..
Images de la RCI
http://africonseil.ifrance.com/lacotedivoireenimages.htm
A bientôt dans le treizième épisode: JAMBO BWANA