de Kodak à Polaroid, par Denis Carel

23 Janvier 2012, 11:00  -  #Actualités 2012

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Bien sur l’annonce concernant Eastman Kodak aux USA me touche et ceci à plusieurs titres; je ne pense pas être le seul.

En voici quelques raisons.

Pour situer les choses, si pratiquement toute ma carrière s'est inscrite dans l'industrie photographique, après nos études communes à Louis Lumière (Vaugirard), et les trois autres années passées pour moi à l'Ecole Technique Supérieure du Laboratoire (ETSL), ce ne sont que mes trois premières années de vie professionnelle qui se sont déroulées chez Kodak-Pathé à l'Usines de Vincennes (1967-1971) avant de rejoindre Polaroid jusqu’en 1999.

Entre-temps, il y a eu mon bref passage à la BA 104 dans le cadre du service militaire.

Pour revenir donc à l'annonce récente du dépôt de bilan de Eastman Kodak aux USA, l'histoire se répète et cela me rappelle hélas ce qui a été vécu pratiquement dix ans plus tôt en 2001 avec Polaroid chez qui j'ai donc travaillé plus longtemps. Cette annonce fait très mal car on pouvait espérer une meilleure descendance pour cette grande et vénérable dame de la photographie. En principe les filiales Kodak hors USA ne sont pas touchées financièrement. En pratique, elles peuvent être fortement déstabilisées opérationnellement.

Quoiqu’il en soit, au sein de Eastman Kodak, Kodak-Pathé a été et restera un grand fleuron de notre paysage industriel français ... du XX ième siècle. Comme pour Polaroid, le passage au numérique s’est fait trop rapidement, une évolution ou plutôt une révolution difficile à anticiper et à ré orienter lorsqu'on est un poids lourd, leader du marché.

Les commentaires de la presse hier, avec une certaine nostalgie et bienséante retenue, pointent les erreurs de stratégie... La sanction financière certes est là et il faut en tirer les conséquences. Cependant, pour la défense de Kodak comme de Polaroid d'ailleurs, la lourdeur de l’outil industriel à reconvertir compte-tenu de la dimension internationale demande de tels investissements sans espoir de retour rapide (ROI) que peu d'actionnaires sont prêts à accepter.

Bien sûr, il y a eu pour ces deux sociétés sur ces quinze dernières années de multiples tentatives de recentrage et de recherche d'avantages compétitifs avec plus ou moins de succès selon le point de vue où l'on se place : produits cométiques ou dérivés pour tenir le court terme, développement de nouvelles filières technologiques propriétaires et nouveaux produits, gestion/ formation des hommes et réallocation des finances selon les engagements pris, d‘où une certaine tétanisation des décideurs, pour de grandes décisions à risques certains. Dans tous les cas le temps agit avec eux ou ... sans eux!

Il est par ailleurs difficile pour des décisionnaires de scier la branche sur laquelle on est assis, surtout après avoir bénéficié d'une vie assez facile. Ceci était pressenti dés les années 1990 mais personne n'osait envisager le pire, d'autant que les activités de court terme à l'époque fonctionnaient encore bien, malgré une modification profonde au moins en Europe (hypers en France et grossistes vs négoce traditionnel) des circuits de distribution dés les années 1980 et une concurrence de plus en plus vive entre structures internes ou externes à ces groupes sur un marché devenant mondial qui devaient changer durablement la donne : pour donner une image, comme si on demandait à un paquebot comme le France de changer brutalement de route, avec renouvèlements des hommes et des machines sur des technologies et un mix produit/ marché largement à inventer pour atteindre un nouveau port mal défini. Mission quasi impossible lorsqu'il faut lutter contre la montre!

Il faut se rappeler que créer une nouvelle plateforme technologique ex nihilo et la faire monter en puissance prend du temps et demande des moyens très importants, internes et externes. Si d’autres partenaires dont les Etats ne sont pas derrière, donc en l’absence d’une politique industrielle réfléchie, cohérente et coordonnée sur la durée, mission impossible. Je pense prêcher des convaincus mais cela fait du bien de le dire.

Polaroid après avoir fondu au soleil a finalement échoué même si la marque existe toujours, mais vide du contenu humain et technique que j’ai connu. Il y a une vraie frustration ici pour beaucoup des “Anciens”. Comme pour Polaroid Corporation, Eastman Kodak est aujourd’hui lourdement sanctionné et a perdu une grande bataille. Elle n’a pas pour autant perdu la guerre et il y a des alliances possibles pour redorer un blason et pérenniser la marque. C’est vrai que c’est un peu humiliant pour le staff qui dominait à mon époque le monde de la photo parfois de haut. Tout n’est pas joué et dépend maintenant en particulier du charisme des repreneurs potentiels. Il y a/ avait chez Kodak comme chez Polaroid un haut potentiel de savoir-faire.

Cela s’appelle une révolution industrielle. Ce n’est hélas pas la première, mais cela fait peut faire très mal.

Derrière cela et c’est à retenir, il reste une formidable aventure industrielle et humaine. C’est cela qui restera dans les esprits!

Très modestement, j’en suis un des témoins privilégiés ayant eu un regard sur les deux entreprises, par l’intérieur.

Kodak-Pathé était une chasse gardée pour les ingénieurs de Physique Chimie de Paris que l’on retrouvait à tous les postes stratégiques devant les HEC ou ESSEC, à la fois chez les administrateurs et beaucoup dans les usines ou à la recherche.

Travaillant au Département Qualité (ou j’étais), ou à la Recherche, certains enseignaient à Louis Lumière dans les sections Son et Cinéma ; la section Photo (promo 64) à laquelle nous appartenions déjà en bénéficiait indirectement précisément en sensitométrie et le laboratoire couleur sans oublier la photo industrielle ou scientifique, et ceci bien avant nous. On les retrouvait aussi au CNAM où j’ai eu l’occasion de les écouter sur tout un cycle : toute une émulation autour de la chimie argentique et des colorants, poussée dans ses retranchements.

Pierre Montel nous en rendait compte dans ses cours, et avec Pierre Glafkidès dans sa monumentale Chimie Photographique (Ed. Paul Montel) et ses deux éditions consécutives que tout ancien de Vaugirard devait avoir parcouru, mieux lue au moins une fois! Ils avaient écrits ensemble largement à l’âge où d’autres prenaient leur retraite le Cours de Chimie Photographique chez LTA car ils étaient soucieux du désintérêt des jeunes pour la Chimie; Pierre Montel me l’avait dit de vive voix et il était un vulgarisateur ardent. J’ai eu l’occasion d’y travailler avec lui sur toute la partie concernant les procédés photo instantanée .

Sans être le mieux placé, il me faudrait témoigner de mes trois années à l'Usine Kodak-Pathé de Vincennes dont mai 1968, ... déroutant et instructif... Bonne formation humaine sur le tas.

A faire au coin du feu pour mes petits-enfants s’ils acceptent de voir leur grand-père “radoter un peu” en racontant ses guerres ; mais n’est-ce pas à ce prix que se fait toute transmission inter générations?

Peut-être pourrais-je le faire pour vous plus lucidement entre-temps.

Bien amicalement,

Denis

 

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Interview de  Jean-Pierre Martel                      

ancien patron de Denis Carel chez Kodak-Pathé à Vincennes,

ancien PDG de Kodak Industrie.

 

  le journal

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A l’annonce de la faillite de Kodak, l’entreprise créée par l’Américain George Eastman en 1880, quel est votre sentiment ?

Pour l’instant, il n’y a rien d’officiel, seulement des bruits qui circulent. Même si aujourd’hui, je n’ai plus aucune responsabilité dans cette société, je n’en ai pas moins gardé des attaches et des liens. Honnêtement, l’aventure Kodak n’est pas terminée.

 

En revanche, Kodak restera sans doute l’exemple unique d’une liquidation d’un marché. Même si Eastman Kodak avait investi dans le numérique, la vidéo… Il a traversé de plein fouet la crise. Quoi qu’il arrive, la marque restera dans la mémoire collective. On ne peut pas parler de photographie, sans penser à Kodak. Le groupe a encore les moyens de rebondir puisqu’il est détenteur d’un certain nombre de brevets dans le domaine numérique. L’histoire n’est pas finie…

 

Ne pensez-vous pas que Kodak a raté le tournant du numérique ?

Il y a une quinzaine d’années, nous avions été les premiers à croire en la photo numérique, notamment en nous lançant dans le CD photo. Au moment du développement, les consommateurs pouvaient choisir de faire graver leurs photos sur un CD. Le marché de l’époque n’était pas prêt, car les ménages n’étaient pas encore équipés en informatique. On a souvent dit que Kodak n’avait pas réussi à négocier le virage, mais nous n’étions pas les seuls. Il y avait aussi Fujifilm et d’autres. Il y avait des facteurs que nous ne maîtrisions pas, à savoir le développement des pixels, la difficulté des fabricants d’appareil photo à se convertir au numérique et des ménages sous-équipés en informatique. Nous avions déjà misé sur le numérique, sans savoir quand ces trois éléments allaient exploser.

 

Racontez-nous la disparition du site de Chalon ?

J’ai eu la difficile mission de fermer l’usine de Chalon, mais avec l’équipe dirigeante en place, j’ai toujours fait en sorte qu’il n’y ait pas d’impact colossal sur le bassin d’emploi. Le site n’a pas été abandonné, mais il a réussi à se convertir en campus industriel. Nous avons veillé à offrir des reclassements, des départs anticipés à la retraite à nos salariés, en en laissant le moins possible au bord de la route. Nous n’avons jamais eu de grève, alors que nous sommes passés en peu d’années de 2 200 personnes à plus aucune. Nous avions le soutien des syndicats et des collectivités et la confiance des salariés. Malgré ce que l’on peut dire, le film Kodak n’est pas arrivé à sa fin…

 

 copie de l'interview réalisé par Nicolas Desroches pour le Journal de Saone-et-Loire.